mardi 9 février 2016

René Guénon - Les fissures de la Grande Muraille


Quelque loin qu’ait pu être poussée la « solidification » du monde sensible, elle ne peut jamais être telle que celui-ci soit réellement un « système clos » comme le croient les matérialistes ; elle a d’ailleurs des limites imposées par la nature même des choses, et plus elle approche de ces limites, plus l’état qu’elle représente est instable ; en fait, comme nous l’avons vu, le point correspondant à ce maximum de « solidité » est déjà dépassé, et cette apparence de « système clos » ne peut maintenant que devenir de plus en plus illusoire et inadéquate à la réalité. Aussi avons-nous parlé de « fissures » par lesquelles s’introduisent déjà et s’introduiront de plus en plus certaines forces destructives ; suivant le symbolisme traditionnel, ces « fissures » se produisent dans la « Grande Muraille » qui entoure ce monde et le protège contre l’intrusion des influences maléfiques du domaine subtil inférieur1.

Pour bien comprendre ce symbolisme sous tous ses aspects, il importe d’ailleurs de remarquer qu’une muraille constitue à la fois une protection et une limitation ; en un certain sens, elle a donc, pourrait-on dire, des avantages et des inconvénients ; mais, en tant qu’elle est essentiellement destinée à assurer une défense contre les attaques venant d’en bas, les avantages l’emportent incomparablement, et mieux vaut en somme, pour ce qui se trouve contenu dans cette enceinte, être limité de ce côté inférieur que d’être incessamment exposé aux ravages de l’ennemi, sinon même à une destruction plus ou moins complète. Du reste, en réalité, une muraille n’est pas fermée par le haut et par conséquent n’empêche pas la communication avec les domaines supérieurs, et ceci correspond à l’état normal des choses ; à l’époque moderne, c’est la « coquille » sans issue construite par le matérialisme qui a fermé cette communication. Or, comme nous l’avons dit, la « descente » n’étant pas encore achevée, cette « coquille » ne peut que subsister intacte par le haut, c’est-à-dire du côté où précisément le monde n’a pas besoin de protection et ne peut au contraire que recevoir des influences bénéfiques ; les « fissures » ne se produisent que par le bas, donc dans la véritable muraille protectrice elle-même, et les forces inférieures qui s’introduisent par là rencontrent d’autant moins de résistance que, dans ces conditions, aucune puissance d’ordre supérieur ne peut intervenir pour s’y opposer efficacement ; le monde se trouve donc livré sans défense à toutes les attaques de ses ennemis, et d’autant plus que, du fait même de la mentalité actuelle, il ignore complètement les dangers dont il est menacé.
 

[1] Dans le symbolisme de la tradition hindoue, cette « Grande Muraille » est la montagne circulaire Lokâloka, qui sépare le « cosmo » (loka) des « ténèbres extérieures » (aloka) ; il est d’ailleurs bien entendu que ceci est susceptible de s’appliquer analogiquement à des domaines plus ou moins étendus dans l’ensemble de la manifestation cosmique, d’où l’application particulière qui en est faite, dans ce que nous disons ici, par rapport au seul monde corporel.

Dans la tradition islamique, ces « fissures » sont celles par lesquelles pénétreront, aux approches de la fin du cycle, les hordes dévastatrices de Gog et Magog
1, qui font d’ailleurs des efforts incessants pour envahir notre monde ; ces « entités », qui représentent les influences inférieures dont il s’agit, et qui sont considérées comme menant actuellement une existence « souterraine », sont décrites à la fois comme des géants et comme des nains, ce qui, suivant ce que nous avons vu plus haut, les identifie, tout au moins sous un certain rapport, aux « gardiens des trésors cachés » et aux forgerons du « feu souterrain » qui ont aussi, rappelons-le, un aspect extrêmement maléfique ; au fond, c’est bien toujours du même ordre d’influences subtiles « infra-corporelles » qu’il s’agit en tout cela2. A vrai dire, les tentatives de ces « entités » pour s’insinuer dans le monde corporel et humain sont loin d’être une chose nouvelle, et elles remontent tout au moins jusque vers les débuts du Kali-Yuga, c’est-à-dire bien au delà des temps de l’antiquité « classique » auxquels se limite l’horizon des historiens profanes. A ce sujet, la tradition chinoise rapporte, en termes symboliques, que « Niu-Koua (sœur et épouse de Fo-hi, et qui est dite avoir régné conjointement avec lui) fondit des pierres des cinq couleurs1 pour réparer une déchirure qu’un géant avait faite dans le ciel » (apparemment, quoique ceci ne soit pas expliqué clairement, en un point situé sur l’horizon terrestre)2 ; et ceci se réfère à une époque qui précisément n’est postérieure que de quelques siècles au commencement du Kali-Yuga.


[1] Dans la tradition hindoue, ce sont les démons Koka et Vikoka, dont les noms sont évidemment similaires. [2] Le symbolisme du « monde souterrain » est double, lui aussi, et il a également un sens supérieur, comme le montrent notamment certaines des considérations que nous avons exposées dans Le Roi du Monde ; mais ici il ne s’agit naturellement que de son sens inférieur, et même, peut-on dire, littéralement « infernal ».
 

 Seulement, si le Kali-Yuga tout entier est proprement une période d’obscuration, ce qui rendait dès lors possibles de telles « fissures », cette obscuration est bien loin d’avoir atteint tout de suite le degré que l’on peut constater dans ses dernières phases, et c’est pourquoi ces « fissures » pouvaient alors être réparées avec une relative facilité ; il n’en fallait d’ailleurs pas moins exercer pour cela une constante vigilance, ce qui rentrait naturellement dans les attributions des centres spirituels des différentes traditions. Il vint ensuite une époque où, par suite de l’excessive « solidification » du monde, ces mêmes « fissures » furent beaucoup moins à redouter, du moins temporairement ; cette époque correspond à la première partie des temps modernes, c’est-à-dire à ce qu’on peut définir comme la période spécialement mécaniste et matérialiste, où le « système clos » dont nous avons parlé était le plus près d’être réalisé, autant du moins que la chose est possible en fait. Maintenant, c’est-à-dire en ce qui concerne la période que nous pouvons désigner comme la seconde partie des temps modernes, et qui est déjà commencée, les conditions, par rapport à celles de toutes les époques antérieures, sont assurément bien changées : non seulement les « fissures » peuvent de nouveau se produire de plus en plus largement, et présenter un caractère bien plus grave que jamais en raison du chemin descendant qui a été parcouru dans l’intervalle, mais les possibilités de réparation ne sont plus les mêmes qu’autrefois ; en effet, l’action des centres spirituels s’est fermée de plus en plus, parce que les influences supérieures qu’ils transmettent normalement à notre monde ne peuvent plus se manifester à l’extérieur, étant arrêtées par cette « coquille » impénétrable dont nous parlions tout à l’heure ; où donc, dans un semblable état de l’ensemble humain et cosmique tout à la fois, pourrait-on bien trouver une défense tant soit peu efficace contre les « hordes de Gog et Magog » ?

[1] Ces cinq couleurs sont le blanc, le noir, le bleu, le rouge et le jaune, qui dans la tradition extrême-orientale correspondent aux cinq éléments, ainsi qu’aux quatre points cardinaux et au centre. [2] Il est dit aussi que « Niu-koua coupa les quatre pieds de la tortue pour y poser les quatre extrémités du monde », afin de stabiliser la terre ; si l’on se reporte à ce que nous avons dit plus haut des correspondances analogiques respectives de Fo-hi et de Niu-koua, on peut se rendre compte que, d’après tout cela, la fonction d’assurer la stabilité et la « solidité » du monde appartient au côté substantiel de la manifestation, ce qui s’accorde exactement avec tout ce que nous avons exposé ici à cet égard.
 
  

Ce n’est pas tout encore : ce que nous venons de dire ne représente en quelque sorte que le côté négatif des difficultés croissantes que rencontre toute opposition à l’intrusion de ces influences maléfiques, et l’on peut y joindre aussi cette espèce d’inertie qui est due à l’ignorance générale de ces choses et aux « survivances » de la mentalité matérialiste et de l’attitude correspondante, ce qui peut persister d’autant plus longtemps que cette attitude est devenue pour ainsi dire instinctive chez les modernes et s’est comme incorporée à leur nature même. Bien entendu, bon nombre de « spiritualistes » et même de « traditionalistes », ou de ceux qui s’intitulent ainsi, sont en fait tout aussi matérialistes que les autres sous ce rapport, car ce qui rend la situation encore plus irrémédiable, c’est que ceux qui voudraient le plus sincèrement combattre l’esprit moderne en sont eux-mêmes presque tous affectés à leur insu, si bien que tous leurs efforts sont par là condamnés à demeurer sans aucun résultat appréciable ; ce sont là, en effet, des choses où la bonne volonté est loin d’être suffisante et où il faut aussi, et même avant tout, une connaissance effective ; mais c’est précisément cette connaissance que l’influence de l’esprit moderne et de ses limitations rend tout à fait impossible, même chez ceux qui pourraient avoir à cet égard certaines capacités intellectuelles s’ils se trouvaient dans des conditions plus normales.

Mais outre tous ces éléments négatifs, les difficultés dont nous parlons ont aussi un côté qu’on peut dire positif et qui est représenté par tout ce qui, dans notre monde même, favorise activement l’intervention des influences subtiles inférieures, que ce soit d’ailleurs consciemment ou inconsciemment. Il y aurait lieu d’envisager ici, tout d’abord, le rôle en quelque sorte « déterminant » des agents mêmes de la déviation moderne tout entière, puisque cette intervention constitue proprement une nouvelle phase plus « avancée » de cette déviation, et répond exactement à la suite même du « plan » suivant lequel elle s’est effectuée ; c’est donc évidemment de ce côté qu’il faudrait chercher les auxiliaires conscients de ces forces maléfiques quoique, là encore, il puisse y avoir dans cette conscience bien des degrés différents.
 
Quant aux autres auxiliaires, c’est-à-dire à tous ceux qui agissent de bonne foi et qui, ignorant la véritable nature de ces forces (grâce précisément encore à cette influence de l’esprit moderne que nous venons de signaler), ne jouent en somme qu’un simple rôle de dupes, ce qui ne les empêche pas d’être souvent d’autant plus actifs qu’ils sont plus sincères et plus aveuglés, ils sont déjà presque innombrables et peuvent se ranger en de multiples catégories, depuis les naïfs adhérents des organisations « néo-spiritualistes » de tout genre jusqu’aux philosophes « intuitionnistes », en passant par les savants « métapsychistes » et les psychologues des plus récentes écoles. Nous n’y insisterons d’ailleurs pas davantage en ce moment, car ce serait anticiper sur ce que nous aurons à dire un peu plus loin ; il nous faut encore, avant cela, donner quelques exemples de la façon dont certaines « fissures » peuvent se produire effectivement, ainsi que des « supports » que les influences subtiles ou psychiques d’ordre inférieur (car domaine subtil et domaine psychique sont pour nous, au fond, des termes synonymes) peuvent trouver dans le milieu cosmique lui-même pour exercer leur action et se répandre dans le monde humain.

(René Guénon-Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps)
 

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